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L’éloquence est un souverainisme

OPINION. Et si l’éloquence était la clé de la démocratie vivante ? Outil citoyen par excellence, son usage est plus que restreint et son enseignement loin d’être généralisé. Pourtant, sa portée est universelle. Sans cet outil, le citoyen n’est que l’ombre de lui-même et la démocratie une caricature de souveraineté populaire. Voici mon plaidoyer.

L’éloquence est un souverainisme

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Article publié dans Front Populaire

Qui peut imaginer que la démocratie puisse se faire sans le peuple ? A priori personne. Penser le contraire serait une absurdité sémantique, un contre-sens. La démocratie, c’est le pouvoir du peuple exercé par le peuple et pour le peuple. L’exercice du pouvoir est pareil à l’artisanat : il nécessite un savoir, un savoir-faire, des outils et une initiation. Autrement dit, une citoyenneté effective, épanouie. Aussi le pouvoir aux mains du peuple ne saurait être la somme d’exigences individuelles exprimées au gré des envies et des désirs. L’exercice du pouvoir est une pratique de gouvernance, plus ou moins maîtrisée, une chirurgie plus ou moins fine selon la qualité de la formation reçue et du soin apporté à l’ouvrage. Mais qui est chargé de transmettre ce savoir, d’initier le peuple à l’exercice de ce pouvoir ? L’école républicaine ? La famille ? Les associations ? Et de quelle façon ?

Quoi qu’il en soit, croire en les vertus de la démocratie, c’est croire en la capacité de tous à participer activement et sciemment à l’élaboration convergente d’un projet. C’est croire en la volonté d’un peuple à construire le bien commun, en tempérant les aspirations individuelles pour laisser une place au collectif. Ainsi, l’individu et le citoyen cohabitent, dans un arbitrage permanent qui doit éviter que l’un triomphe de l’autre et veiller à ce que l’un et l’autre se cèdent la place à tour de rôle avec une déférence réciproque. La démocratie implique un dialogue quotidien entre ces deux états que nous habitons, ou plutôt qui nous habitent. Dans un monde idéal, dans une démocratie parfaite, ce dialogue est équilibré. Mais la réalité que nous connaissons est bien moins lisse. Et c’est peut-être une bonne chose. Le dialogue entre l’individu et le citoyen est affaire de tempête, de bataille, de pression… parfois de dépression. Le risque n’est pas dans la tempête, mais dans la dépression, surtout si elle devient collective. La tempête éveille les sens et mobilise toutes et tous sur le pont. La dépression anesthésie les esprits et avec eux la démocratie, reléguée à fond de cale. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : avons-nous les moyens d’éviter la dépression collective, c’est-à-dire la déconnexion de l’individu et du citoyen, favorisant l’avènement d’un triste sire de la pire espèce, le boulimique sur-consommateur ? Nous en avons en tout cas les outils. Certes trop peu usités. Mais ils sont là. Enfermés à double tours dans les geôles de la république. Gardés bien à l’abri par les faux gardiens de la démocratie, qui, on peut le penser, n’ont aucun intérêt à laisser le peuple s’en emparer trop vite et massivement.

Il est un de ces outils dont il convient de s’emparer sans attendre en forçant les portes scellées depuis la fin du XIXe siècle : la rhétorique, clé de l’éloquence, « sésame » du citoyen ouvrant la voie du débat public. Héritée de l’Antiquité, affutée au fil du temps, la rhétorique a fini sa course au placard, comme un mauvais roman, jetée dans les oubliettes de l’université française il y a bientôt deux cents ans par les adeptes de la chose scientifique. Pourtant, combien d’esprits citoyens auraient pu s’élever avec elle ? Une discipline pleine de promesses dont semble-t-il l’Etat a eu peur. Et dont il continue d’avoir peur. Un étudiant, un élève capable d’argumenter, capable de déclamer, capable de débattre, de polémiquer, en maniant le verbe comme on manie l’épée, serait-il un danger ? Pour qui ? Pour quoi ? Il serait à coup sûr un citoyen, c’est à-dire un individu capable de comprendre le monde qui l’entoure, d’en penser les enjeux et d’en traquer les imperfections ; de convaincre par la démonstration et de persuader par l’émotion, mettant son art oratoire au service du bien commun. Devenant ainsi maître de ses mots et de ses idées, le citoyen éloquent pourrait entrer en débat public, celui qui doit en permanence animer le peuple souverain exerçant le pouvoir par lui-même et pour lui-même.

A quoi ressemblerait un « gilet jaune » initié à l’éloquence ? Certainement pas à un « gilet jaune ». Le « gilet jaune », c’est l’artisan, le commerçant, le technicien de surface, l’infirmier, le patron de TPE ou l’intermittent du spectacle, privé de droit à la parole mais pas d’injonctions gouvernementales ni de coups de matraques. Le « gilet jaune », c’est l’individu et le citoyen réunis en un seul homme qui s’invite par surprise dans le débat public pour crier. Crier ses maux, ses souffrances, ses colères, celles qu’on n’entend pas, qu’on ne comprend pas, ou que l’on feint de ne pas comprendre.  Le « gilet jaune », c’est le citoyen resté longtemps sans voix et sans auditoire, qui soudain s’égosille pour se faire entendre durant les quelques minutes que les plateaux de télévision veulent bien lui accorder, sous prétexte qu’il arbore un gilet jaune fluo. Pourtant, pareil au taureau dans l’arène, le « gilet jaune » n’a aucune chance dans son face à face avec le bien mal nommé responsable politique qui jouit d’un temps de parole infiniment renouvelé et d’une maitrise de la rhétorique qui relève bien plus du sophisme que de la pensée profonde. On le sait, quand les mots viennent à manquer pour exprimer ses peines, les coups pleuvent comme des pavés. De tous les côtés. Il en va toujours ainsi. Les mots sont les soupapes de l’esprit, les libérateurs des consciences endolories. Sans mot, pas de dialogue. Sans dialogue, pas de paix. Les « gilets jaunes » crient de n’avoir jamais pu se faire entendre, les CRS frappent de n’avoir jamais su négocier ; les puissants ordonnent de n’avoir pas eu le courage d’écouter les gens de peu de mots en restant à hauteur de citoyen.

Que reste-t-il quand on a tout perdu sinon la vengeance et la violence ? Armez le peuple d’impôts et de dettes, vous aurez le chaos. Outillez-le de l’éloquence, vous aurez une société pensante et une démocratie vivante.  Car l’éloquence, c’est le rempart contre la réification de l’individu. C’est ce qui met l’individu sur le chemin du citoyen plutôt que sur celui de l’objet. C’est ce qui l’encourage à abandonner les plateformes d’expression au nombre de signes limité où triomphe l’anonymat pour leur préférer l’agora à visage découvert.

L’éloquence, c’est une bataille engagée avec Soi. Un débat quotidien entre Son individualité et Sa citoyenneté. L’éloquence permet de n’être jamais seul. Lorsqu’on en a fini de controverser en intimité, voilà que d’innombrables autres Soi sont prêts à relever le défi, dans la fraternité du débat démocratique. L’éloquence, c’est la promesse d’une épopée, celle dont tous les hommes rêvent en secret. La conquête d’une vérité élaborée dans la polémique, taillée dans la dialectique, dressée dans l’idéal démocratique. L’éloquence, c’est le pouvoir d’exercer un contrôle sur ses peurs les plus intimes, de bâtir de ses mains, ou plutôt de ses mots, un projet qui s’inscrit dans le sillon de ses rêves les plus fous. L’éloquence, c’est le pouvoir d’user du non comme du oui à discrétion, avec l’espièglerie de l’esprit insoumis et l’insolence d’un prince. C’est reprendre le contrôle de sa pensée et de l’expression de celle-ci. C’est se hisser à hauteur de tous et de chacun, dans une pratique horizontale et républicaine de la parole citoyenne. C’est reprendre le contrôle de son navire, pour ne pas se laisser embarquer par des vaisseaux de fortune, avec à la barre des apprentis capitaines qui promettent de maintenir le cap vers l’éden, mais qui ont oublié de cartographier leur traversée.

L’enseignement de l’éloquence par la rhétorique, la dialectique et la maîtrise grammaticale de la langue, c’est l’outil citoyen par excellence, celui qui garantit la liberté, celle de penser et d’argumenter, qui promeut l’égalité, celle d’avoir accès au débat public avec les mêmes savoir et savoir-faire, celui qui promeut la fraternité, car l’éloquence est d’abord une éthique qui s’incarne dans l’élaboration d’une pensée d’intérêt public par les artisans du dialogue. C’est l’outil qui garantit aussi l’esprit laïque de notre république, puisque l’éloquence ainsi définie en appelle au débat d’idées qui, par nature, rejette le concept de vérité révélée pour lui préférer celui de vérité discutée et disputée. L’éloquence est un féminisme, car l’argumentation ne reconnait pas les genres ; il est un patrimoine universel dont chacun peut disposer à sa convenance, dès lors, bien sûr, que nos institutions éducatives acceptent indistinctement de le léguer. L’éloquence est un outil d’accomplissement, qui garantit la souveraineté de l’esprit éclairé, affranchi de la fascination pour les puissants autoproclamés au niveau desquels il est ainsi possible, par le verbe, de se dresser. Plaider en faveur de l’éloquence, c’est plaider pour le citoyen.

Alors, comme nos ancêtres le firent le 14 juillet 1789 en se ruant vers les Invalides et la Bastille pour s’emparer des fusils et de la poudre, ruons-nous vers les universités et exigeons que nous soient remises les clés de l’éloquence pour ouvrir au peuple les portes de la démocratie réelle et assurer au citoyen sa souveraineté dans l’exercice du pouvoir collectif.

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